« Quiconque revendique la totale liberté entière et pleine, revendique la totale responsabilité entière et pleine. » – Jean-Marie Adiaffi, 2006
Irresponsables
Et si outre la politique monétaire, outre la fiscalité des valeurs mobilières, un autre facteur d’irresponsabilité massive prospérait sous nos yeux au sein du système bancaire ? Et si ce facteur d’irresponsabilité était la société à responsabilité limitée – à y regarder de près, absolument contraire aux principes les plus élémentaires du capitalisme ? Caractéristique historique des compagnies à charte royale, supprimée lors de l’abolition des privilèges, elle est réintroduite en 1807 avec les sociétés anonymes. Ces dernières ne devraient-elles pas dès lors être remplacées par une forme comparable de société à responsabilité illimitée, existante ou à créer ?
La responsabilité limitée est actuellement une caractéristique de la forme juridique d’une société. Si elle était une clause contractuelle, elle ne serait pas opposable dans le cas d’accidents graves, dans l’industrie par exemple, à des victimes non contractantes en vue de ne pas les indemniser. Elle est en fait la cause première de nombreuses réglementations censées se substituer à des clauses contractuelles de répartition du risque et de l’incertitude. Réglementations pénales sans lesquelles la responsabilité limitée ne peut exister, tant il est contraire au bon sens de contracter avec un tiers pouvant rompre unilatéralement, par liquidation, tous ses engagements sans encourir la moindre sanction.
Sanction ?
Rappelons que responsabilité et sanction pénale n’ont rien à voir. La première consiste à devoir dédommager les victimes de nos actes, la seconde punit un comportement jugé déviant selon une règle établie et reconnue a priori. Il est important de noter que dans un monde d’incertitude et d’ingéniosité, le législateur ne sera jamais en mesure d’établir une liste exhaustive des « infractions » futures possibles, et cela bien qu’il y passe un temps considérable se traduisant par des dizaines de milliers de pages de réglementations sans cesse renouvelées, à l’échelle nationale ou internationale. Est-ce seulement souhaitable ?
L’effet principal de la responsabilité limitée est une incitation aux prises de risques irresponsables, aux conséquences potentiellement systémiques. Chaque risque pris implique normalement un gain ou une perte possible, mais dans ce cas, si les bénéfices sont pleinement reçus, seules les pertes à hauteur des apports sont subies par le responsable. En résulte une incitation combinée à sous-estimer ces risques, dans l’évaluation des titres par les marchés, dans le choix des dirigeants et statuts par les actionnaires, dans le choix des processus et contrats, dont ceux d’assurance, par les dirigeants.
Pire, en matière bancaire, la responsabilité limitée permet une création monétaire bien supérieure à la quantité de capital disponible pour la garantir, qu’il s’agisse de métaux précieux comme l’or et l’argent détenus à l’actif des banques ou des biens personnels des actionnaires et dirigeants de banques.
Avantages
La responsabilité limitée a l’avantage d’attirer les petits détenteurs de capitaux en vue de constituer des entreprises ayant la taille permettant des investissements lourds. Il faut, pour que la critique ne soit pas vaine, proposer un substitut viable à la société anonyme, capable d’assurer cet atout sans pour autant attirer plus encore les dettes irresponsables.
J’entends par responsabilité illimitée une forme de société pour laquelle les statuts prévoient qui, des dirigeants et des actionnaires, et dans quelles proportions, se répartiront la dette restante en cas de liquidation.
Un exemple traditionnel, ayant largement fait ses preuves, est la société en commandite par actions, pour laquelle il est établi par la loi, que seuls les commandités, généralement pleinement détenteurs des pouvoirs de direction (de la « garde »), sont responsables de la totalité des dettes sur leurs biens propres. Ce cas particulier typique des banquiers privés suisses a néanmoins un défaut. Les commandités doivent avoir les épaules financières assez larges pour faire face aux dettes de la société en étant raisonnablement sûrs de ne pas y laisser leur dernière chemise. Ce qui conduit à en limiter fortement la taille.
Admettons conformément à nos valeurs et au code civil, que tout propriétaire est responsable de ses biens ; on doit donc considérer que les actionnaires ont par défaut la garde de cet objet juridique qu’est la société, comme on a la garde d’un enfant. S’ils la transfèrent à un autre, désigné comme dirigeant, on se retrouve dans la situation de la commandite. Mais qu’est ce qui empêche, à part la loi, dirigeants et actionnaires de se répartir cette responsabilité illimitée d’une manière moins manichéenne, afin que les seconds, par leur grand nombre, permettent au premier de ne pas avoir à « garantir » sur ses biens personnels toute la dette d’un établissement bien trop endetté pour lui ?
Illustration
Disons pour illustrer qu’il soit voté que les 500 actionnaires d’une banque acceptent de garantir sur leurs biens propres jusqu’à 1.000.000 € de dette. Le dirigeant ne serait alors lui-même garant que des dettes dépassant 500 millions. Si actionnaires et dirigeants sont des personnes morales à responsabilité limitée incapables de payer, ce sera bien entendu leurs dirigeants respectifs, personnes physiques, qui en prendront la responsabilité personnelle, en cascade. Ceux qui ne souhaitent pas prendre plus de risques que leurs apports ont l’achat d’obligations à disposition, mais renoncent alors à tout droit de vote.
Pour qu’une telle solution fonctionne convenablement, il faut encore deux conditions. Premièrement, que la répartition de la dette entre les actionnaires se fasse en proportion de leurs droits de votes, afin qu’une cotation des titres reflète cette information essentielle. Secondement, qu’un certain nombre d’actionnaires (ou tout autre groupe de personnes prévu dans les statuts) puisse avoir un droit d’initiative en assemblée générale, notamment en matière de répartition de la dette, de désignation des dirigeants ou quant à la possibilité d’initier des audits indépendamment de la direction.
À chaque directeur d’avoir la politique contractuelle et managériale appropriée pour réduire les risques. Une telle approche sonnerait probablement le glas de bien des réglementations « prudentielles » pour un meilleur résultat. Le choix de la responsabilité contre la réglementation implique une approche complète et cohérente.
Cela nécessite des innovations juridiques et des remises en cause du droit des sociétés en faveur de la responsabilité individuelle, plutôt que de l’irresponsabilité illimitée collective.
Patrick Madrolle, in Libres !, 2012