Mon très cher Euclide,

La question de la logique dans l’écrit et l’oral est fondamentale et j’aimerais m’y attarder un peu en écho à ta dernière lettre. Je l’affirme d’emblée : il y a certainement parmi nos dirigeants des ignares et des quasi-analphabètes, mais je suis pour ma part convaincu que la pauvreté, la fausseté et la platitude de leur expression est le produit parfaitement tangible de leur esprit interlope qui ne fonctionne que dans un but : celui de conserver la place de choix qu’ils ont obtenue grâce à la docilité, la bêtise et parfois la complicité des électeurs. Platon lui-même n’accordait-il pas qu’une confiance limitée à l’expression de la pensée par l’écriture et à même par la rhétorique ? Je sais que ce point est débattu, mais je le retiendrai ici dans son expression première pour à la fois répondre à tes interrogations et ouvrir de nouvelles voies à explorer.

Fausses notes intellectuelles

Vois-tu, je suis certain que ces gens qui nous gouvernent ainsi que tous les gens d’influence savent parfaitement distinguer la nature et la fonction des mots, maîtrisent les règles qui régissent les accords et conjuguent parfaitement les verbes les plus difficiles. Si tel n’est pas le cas, on paie des gens pour cela et en définitive l’emballage linguistique n’en sera que meilleur – sais-tu que l’on paya, jadis, ton serviteur pour sa capacité à écrire des langages ? J’ai côtoyé ces gens, j’ai passé du temps dans leurs cabinets et crois-moi : tout y est réglé comme une symphonie dont les seules fausses notes sont intellectuelles. Pour la part du langage, ils savent y faire et le problème est ailleurs ! J’affirme ici que c’est la formation de leur pensée elle-même qui est sujette à la plus grande caution, car elle me semble la résultante directe d’une attitude raisonnée vis-à-vis de l’expression écrite. En d’autres termes : tout ce qu’ils disent est pensé, réfléchi, voulu et logique, à défaut de pécher par manque de précision, de clarté et de cohérence. Mais même ces dernières caractéristiques sont parfois voulues, rien n’est laissé au hasard ; ainsi on s’épuise à critiquer l’accessoire et on en oublie l’essentiel. Il existe bien entendu un débat d’idées qui oppose les tenants de telle ou telle chapelle doctrinale, il serait stupide de le nier, mais tous s’accordent sur la préservation à tout prix de la nature collectiviste de notre société. Ce dont il découle que toutes les luttes de pouvoir, visibles ou invisibles, qui définissent les chances de voir émerger et circuler les mots marqueurs, les cadres d’analyse perçus comme pertinents, les informations jugées recevables se font dans un seul but et un seul cadre : l’Etat. Et dans ce cadre, j’affirme qu’il n’y a aucune concurrence libre et entière qui soit possible – telle est la logique dont je parlais plus haut qui est, tu l’auras déjà déduit, celle qui est sous-jacente à tous les discours, les langages, les textes. J’affirme également, pas tout à fait à la suite de Michel Crozier d’ailleurs, que le phénomène bureaucratique que tu relevais – mais en d’autres termes – n’est pas la conséquence mais la raison de l’Etat. Nous en reparlerons certainement.

Tu ne seras pas légitime

À ce stade, je veux dire que s’il existe un marché des idées comme nous l’avons constaté, je n’y vois pas de concurrence pure et parfaite. Les chances d’être utilement entendu, c’est-à-dire pris en considération comme interlocuteur, sont conditionnées par des facteurs comme la légitimité institutionnelle, la représentativité réelle ou supposée, la notoriété ou la popularité (tiens : revoilà nos « gens d’influence » !) Ceux-ci ont le pouvoir de dire ce à quoi il faut penser à un moment donné ne le partagent jamais ou alors si peu, parfois avec ceux qui sont capables de « créer l’événement » ou de matérialiser leurs interprétations restrictives, mais ce sera tout. Que l’on songe aux événements d’ampleur nationale organisés par l’Etat et on aura une très bonne idée de la profondeur de leur emprise : tu pourras toujours t’escrimer, parler et publier, tu ne seras pas entendu. Car tu ne seras pas légitime, et partant tu ne sera pas admis dans ledit marché – ou alors, si : tu seras admis comme on admet l’idiot utile ou inutile d’ailleurs, puisqu’il sera quantité négligeable et négligée. Ma théorie est que l’information, l’idée ou la réflexion que tu proposes et soumettrais à concurrence sera rejetée ipso facto car elle représenterait une charge trop coûteuse pour tes concurrents qui ne vient – je le rappelle – qu’à la pérennisation de repères socio-politiques ou éthiques déjà bien ancrés (relis ce que Leo Festinger a écrit au sujet de la dissonance cognitive, nous sommes en plein dedans !).

Mises en scène de la conformité

Et – je reprends tes termes – nous sommes donc effectivement toujours le choix d’un autre, enfin la place et la liberté qui nous sont accordés le sont au premier chef. La qualité de ton raisonnement, la pureté de ton expression n’y feront rien ! Connais-tu Ernst Cassirer ? C’est un néo-kantien, plutôt difficile à lire mais je te conseille sa lecture, toi qui es féru d’épistémologie. Il affirme en substance que la dimension essentielle du marché des idées est figée dans une opposition bien/mal qui le rend légitime et que par conséquence l’attribution de l’une ou de l’autre étiquette est un prérequis fondamental. Légitimer vs. stigmatiser, tout est là et ma conclusion est peut-être un peu pessimiste, mais en tout état de cause il me semble que la construction d’un discours dépend moins de la raison objectiviste que d’une causalité politique. Les influenceurs ne fuient donc nullement la concurrence : ils la rendent impossible tout simplement en n’accordant aucune accréditation à l’auteur de l’idée apportée qui est, en ce qui nous concerne en bons libertariens, l’objectivisme (tu me permettras ce raccourci, ceci est une correspondance, pas une thèse et je sais pertinemment bien qu’il y a à redire sur l’objectivisme). Comme j’aimerais que nous puissions tous, amis comme ennemis, appliquer la sagesse de Röpke au marché des idées mais ce n’est pas le cas et je me demande bien comment ce pourrait l’être.

Mythe

Le mythe de l’État selon Ernst Cassirer…

Comment voudrais-tu que nous mettions à bas l’infâme Contrat social dont la surcharge de sens (Cassirer, toujours) entraîne invariablement une décharge émotionnelle chez nos contradicteurs, ce qui rend impossible tout débat, toute négociation, tout marché. Ce « contrat » est le mythe fondateur de nos sociétés démocratiques dont je pourrais dire pire que ne l’a jamais dit Hans-Herman Hoppe ! Ce « contrat » est un mots-clés du langage idéologique social-démocrate, qui a acquis cette incroyable capacité à susciter de puissantes associations émotionnelles à l’issue d’un long et précis travail de régulation du sens, fait de gloses et de rectifications sémantiques – je n’ose même pas écrire : « redéfinitions sémantiques », mais je sais que c’est par ailleurs le cas. Toutes les liturgies sociétales comme les commémorations, les cérémonies d’investiture, les fêtes officielles et nationales, les grands débats et les « Grenelles » sont des mises en scènes qui supposent toujours la conformité avec la doxa approuvée par les régulateurs autorisés du sens. Comment veux-tu voire éclore un libre marché s’il est préalablement exigé , d’abord, que soit montrée patte blanche attendu que cette dernière ne peut t’etre attribuée que par ceux qui trouvent intérêt dans l’absence de marché et, ensuite, que n’y soient pas remis en cause les mythes fondateurs ?

Entreprise forcenée de mythologisation

J’aimerais approfondir ce point qui me semble essentiel : comment pouvons-nous décemment envisager convaincre de la justesse de notre philosophie si nous nous attaquons à des mythes en usant de raison ? Voici ce qui motive mon interrogation : notre raison nous mène naturellement et dans un souci de vérité tangible sur le chemin de l’objectivité, alors que nous faisons face à un glacis qui n’a aucun compte à rendre si ce n’est – et encore ! – à l’imagination de ses gardiens ? Je suppose que tu as maintenant compris pourquoi je citais le cher Platon au début de ma lettre, car chez lui le logos venait au secours du mythos en lui rendant hommage, alors que dans nos sociétés c’est tout le contraire : le logos est le rempart qui protège définitivement le mythos et j’avoue que cette conclusion m’effraie. Car vois-tu j’ai l’intime conviction qu’il sera extrêmement difficile de transgresser et de pulvériser les tabous érigés par une entreprise forcenée de mythologisation ! Et ma référence freudienne est volontaire : les Gardiens du temple ont tué le père (la liberté) et ont érigé des totems (comme le « contrat » social ») tout en édictant des tabous destinés à cristalliser ce dont ils s’érigent en dépositaires absolus, pour ne pas dire absolutistes et totalitaires. Nos dirigeants et leurs affidés faiseurs d’opinion vivent, survivent et perdurent grâce à cette vieille et terrible homologie énoncée par Durkheim du sacré et du social et qui entraîne invariablement la mise à l’index de la raison. Je pense d’ailleurs que tu avais déjà envisagé cette possibilité, c’est en tous cas ce que je pense discerner dans ton image du pendule dont je cite la phrase qui m’a le plus marqué – et tu me reprendras si je me trompe : « […] une fois revenus dans le domaine de la parole, de la pensée absconse, il leur devient aisé de décider de textes fictifs mais écrits faisant office de loi pour les hommes qui pensent.»

Sortir de l’imbroglio

Ah, je sais bien que je n’ai pas répondu à toutes tes interrogations, je me rends bien compte en me relisant que je me suis pour une fois limité à un seul sujet et il y a encore tant de choses à dire. Mais, mon pauvre ami, te rends-tu compte du drame ? Nous sommes adeptes du rasoir d’Occam et ils nous opposent un pendule qui n’est même pas celui de Foucault … est-ce acceptable, quand bien même leur mythe serait solidement ancré et défendu ? Ne devrions-nous pas profiter de nos échanges épistolaires pour établir les grandes lignes de notre projet ? Non que la philosophie dont nous nous régalons m’ait subitement fatigué, bien au contraire : j’aime sincèrement nos réflexions intellectuelles pourtant solidement ancrées dans la réalité (peut-être est-ce aussi précisément pour cela que je les aime). Mais il m’apparaît urgent de discuter plus avant de la manière de sortir de cet imbroglio – tes termes, à nouveau – car je crains finalement qu’à force d’avoir raison, nous ne finissions par tourner en rond et nous lasserons nos lecteurs. Car enfin, si nous avons décidé de publier notre correspondance, c’est aussi me semble-t-il pour en faire profiter nos amis, nos lecteurs et sans doute aussi nos détracteurs, bien que leur silence soit assourdissant.

 

Je te laisse avec ce fruit de mes réflexions, qui est sans aucun doute aussi celui de nombre de nos amis, et je serai à nouveau très honoré de te lire très bientôt.

Dans l’attente, sois assuré de mon amitié la plus sincère.

 

Nord.