Scandale (pseudo) intellectuel

Depuis deux ou trois décennies, voire depuis juste après 68, l’université en France est en proie à un sourd combat interne allant à l’inverse même de sa vocation d’ouverture et de transmission au savoir universel.

Spécialement dans le domaine de la recherche et de l’enseignement de la science économique, mais pas exclusivement hélas, les marxistes ou assimilés y ont littéralement pris le pouvoir et œuvrent sournoisement pour empêcher les autres pensées, notamment d’inspiration libérale, d’y pénétrer ou d’y progresser, favorisant ainsi la gauchisation de la pensée ambiante. 

Bertrand Lemennicier

Exceptionnellement, nous recevons dans ces colonnes un des grands témoins – et victime – de ce fléau, à savoir Bertrand Lemennicier, distingué porteur de la pensée des Lumières et de l’école autrichienne d’économie. Il nous expose son analyse du phénomène – un document plus complet est accessible sur son site web personnel, ainsi qu’une foule de ressources.

L’enjeu de ce combat intellectuel, selon lui, « est la conquête des esprits et la formation des croyances entre la terminale au Lycée et les premières années d’universités. »

Laissons-lui la plume, elle est marquante.

Pourquoi cette conquête ?

« Nous obéissons au percepteur, au gendarme, à l’adjudant. Ce n’est pas assurément que nous nous inclinions devant ces hommes. Mais peut-être devant leurs chefs ? Il arrive pourtant que nous méprisions leur caractère, que nous suspections leurs intentions. Comment donc nous meuvent-ils ? Si notre volonté cède à la leur, est-ce parce qu’ils disposent d’un appareil matériel de coercition, parce qu’ils sont les plus forts ? Il est certain que nous redoutons la contrainte qu’ils peuvent employer. Mais encore, pour en user, leur faut-il toute une armée d’auxiliaires. Il reste à expliquer d’où leur vient ce corps d’exécutants et ce qui assure sa fidélité : le Pouvoir nous apparaît alors comme une petite société qui en domine une plus large. » – Bertrand de Jouvenel, « Le mystère de l’obéissance civile », in Du Pouvoir, 1942

L’anomalie du Pouvoir réside dans l’obéissance du plus grand nombre aux ordres de quelques-uns.

Si tous les gens qui paient l’impôt sur le revenu et toutes les entreprises, en tant que collecteur des impôts indirects (TVA ou accises), cessaient du jour au lendemain de payer ou de collecter l’impôt, le Pouvoir ne pourrait plus être exercé faute de payer la fidélité de ce corps d’exécutants comme de la clientèle qui les soutient. Nous serions débarrassés de toutes les nuisances que cette « classe » de prédateurs nous impose pour satisfaire leurs intérêts privés.

En fait, le pouvoir pur réside dans notre passivité ou notre obéissance servile à ceux qui commanditent la spoliation légale et à ceux qui l’exécutent. Cette passivité ou cette obéissance servile est la conséquence d’une part de notre ignorance « rationnelle » et de la brume dont s’entourent les hommes d’Etat pour nous empêcher de voir la réalité brutale de leurs actions, c’est-à-dire de la brume de l’illusion fiscale ; d’autre part du soin pris par ces individus qui vivent « du monopole de la coercition » à former nos croyances dès le plus jeune âge pour nous convaincre de la « légitimité » de leurs actions, légitimité qui demeure pourtant fausse.

Si l’on rappelle que de façon ultime le Pouvoir pur réside dans la légitimité que l’opinion publique accorde aux hommes politiques et à leurs exécutants, conquérir l’opinion publique, c’est conquérir le Pouvoir.

Foule

Foule passée entre les mains uniformisantes du pouvoir.

Pourquoi cette période ?

Entre 17 ans et 23 ans (première, terminale au Lycée et trois premières années d’université), les jeunes vont avoir l’esprit contestataire et simultanément ouvrir leur esprit à la compréhension du monde dans lequel ils vont vivre.

Après cet âge, ils seront absorbés par l’acquisition des compétences qui leur permettent d’avoir un métier, ils n’auront plus le temps de réfléchir et 20 ans après ils vivront encore avec les croyances qu’ils auront adoptées durant cette période unique de leur vie. Elle est donc majeure pour former les esprits, quand on vent les former.

L’enjeu pour former les croyances ou l’opinion publique de cette génération est alors formidable. En effet, cette génération arrivera au pouvoir une vingtaine d’années après ses études et contrôlera ce pouvoir au moins pendant une vingtaine d’années avant qu’une autre génération ne la remplace.

Le moyen pour atteindre cet objectif consiste à contrôler le processus de formation des idées.

Cascades d’opinion

Comment se forment les idées dans une population? Par des cascades d’opinion. Et le contrôle de la cascade d’opinion se fait via le contrôle des réseaux des producteurs et des distributeurs d’idées.

Comment se forment les idées dans l’opinion publique ? Les individus disposent d’une information personnelle ou privée incomplète (en provenance essentiellement de leur environnement familial, local ou de leur expérience personnelle) sur une conception du monde. Cette information est incomplète parce qu’il en coûte d’obtenir une meilleure information par soi-même.

Cette information privée et locale est incomplète aussi par ignorance rationnelle : il peut être inutile de savoir plus. Les individus peuvent alors compléter leur information privée ou locale plutôt en observant ce que pensent des individus dont le jugement leur apparaît sûr. Ils fondent alors leur croyance sur celles des autres ou sur des croyances qu’ils considèrent être celles des autres.

On retient souvent deux motifs pour expliquer l’influence exercée par les autres sur la formation de ses propres croyances : l’un est purement informationnel : on imite autrui dans ses choix parce qu’on le pense mieux informé. Et l’autre fait appel au désir qu’à chaque individu de se conformer au comportement d’autrui (que celui-ci soit ou non bien informé).

On parlera de cascade informationnelle dans un cas et de cascade de réputation dans l’autre cas.

Opinion

Opinion Publique – Magazine canadien du XIXe siècle, déjà.

Opinion publique

Une opinion publique est alors l’agrégation des opinions affichées publiquement par chaque individu. Nous disons bien « affichées publiquement », ce qui ne veut pas dire que l’individu croit à l’opinion qu’il affiche publiquement, s’il subit une cascade de réputation.

Pour afficher publiquement une croyance, chaque individu arbitre entre sa croyance privée et celle des autres, d’une manière rationnelle. Dès que deux référents de chaque individu affirment publiquement une croyance opposée à sa croyance privée, celui-ci est tenté d’abandonner celle-ci pour afficher publiquement celle de ses deux référents. En tendance, beaucoup suivront.

Par définition, les deux référents sont supposés être mieux informés que l’individu lui-même. Les experts et les journalistes pour les adultes, les deux parents et/ou les copains pour les jeunes.

Maintenant, le coup d’après, c’est que si on imagine que tous les « experts » et les médias affichent publiquement la même opinion, alors des millions de gens vont afficher publiquement la même opinion : c’est le phénomène de « la pensée unique ».

Le contrôle des producteurs et distributeurs d’idées

La production d’idées et d’idéaux est le résultat de l’activité des chercheurs, philosophes, auteurs, scientifiques, etc., tous les « intellectuels de premier rang » que l’on trouve à l’université et dans les centres de recherche.

La distribution des idées, elle, se fait par des intellectuels de second rang : enseignants, journalistes, artistes divers. Ils ont souvent une clientèle captive. On les trouve dans l’enseignement secondaire et ou universitaire (dans les premières années) comme dans la presse quotidienne ou hebdomadaire, à la radio et ou à la télévision. Mais aussi au cinéma (films véhiculant des visions du monde pro-étatiques, films de propagande à la gloire des policiers qui luttent contre la drogue, des espions, des écologistes qui luttent contre le réchauffement climatique ou pour la préservation des espèces ).

La formation et la distribution de ces idées, des idées et/ou idéaux, se présentent sous la forme d’économie de réseaux.

Un réseau révèle une structure stratifiée présentant une logique verticale en trois niveaux :

  1. La couche basse du réseau est son infrastructure. Elle est composée des centres de recherches publics et ou privés et des universités, avec leurs postes et les équipes et matériels qui vont avec. Le territoire est maillé d’universités (petites et grandes). Par exemple en Bretagne vous avez Brest, Vannes Rennes, Nantes, dans le Nord vous avez Lille 1,2,3, Cambrai, Dunkerque etc. Rien qu’à Paris vous avez 13 universités, les grandes écoles, X, Ponts, Mines, Normale Ulm ou Cachan, l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales , l’Inserm etc.
  2. Dans le niveau suivant l’info-structure, on trouve les services de contrôle et de commande, dont la fonction est d’optimiser l’utilisation de l’infrastructure et de piloter celle-ci. En France, il s’agit du Ministère de la recherche et de l’enseignement supérieur. Il y a ensuite les départements de recherche de chaque ministère qui allouent les fonds et les postes. Au niveau européen, vous avez aussi des distributeurs de fonds de recherche. Des commissions de qualification pour les recrutements de Maîtres de conférences, des jurys de concours d’agrégation pour recruter les professeurs de rang magistral, des commissions de spécialistes des universités ou centre de recherche (CNRS, INSERM ou autres).
  3. Le dernier niveau correspond au service final rendu par le réseau. Sa vocation est celle de prestataire de services en qualité et en prix adaptés aux différents segments de clientèle. Il s’appuie sur l’infrastructure et sur les relais situés au niveau local où s’exprime la demande, par exemple celle en diplômes.

Il va de soi que le contrôle de l’info-structure est crucial dans la production d’idées et d’idéaux (y compris scientifiques).

Flore

Symbole du réseau d’influence intellectuelle.

Stratégie activiste

Ainsi, toute minorité d’activistes qui s’empare de l’info-structure domine la production intellectuelle. Ce qui se passe vraiment.

Ce pouvoir est renforcé par deux traits majeurs des économies de réseaux :

  1. L’effet de club : chaque chercheur représente un interlocuteur potentiel pour chacun des autres et augmente ainsi l’utilité individuelle d’appartenir à un réseau. Cet effet de club peut concerner aussi l’éventail des services disponibles qui sera d’autant plus large qu’un grand nombre de gens y participent (positions, contrats de recherches, accès à des publications internationales etc.).
  2. L’effet d’économie d’échelle : il peut exister des synergies dans la production grâce aux infrastructures dont le coût est indépendant du volume de la production (coût fixe). Il y a alors des économies d’échelle qui favorisent encore la concentration uniforme. Ce peut être aussi des économies d’envergure liées au partage de certains coûts qui créent des économies de variété de l’offre (ce qui explique la Paris School of Economics).

Maintenant, une fois l’info-structure contrôlée, les activistes vont respecter quelques règles simples pour former les croyances de l’opinion publique :

  1. Bien cibler les deux premiers groupes d’individus qui seront relais de distribution : les experts et journalistes ou encore médias et cinéma. Puis les influencer activement, car ce sont eux qui peuvent enclencher une cascade d’opinion.
  2. Miser sur l’accès aux médias qui peuvent dramatiser une information et la communiquer à des millions de gens instantanément. Les activistes développent un réseau d’influence dans les médias ou la culture pour s’emparer de l’info-structure correspondante.
  3. Prendre soin au rôle essentiel de la rhétorique dans le débat, puisqu’il s’agit de persuader non pas par la raison, mais par l’émotion.

Rhétorique de l’émotion

On comprend ce rôle essentiel de la rhétorique de l’émotion, car chacun est rationnellement ignorant, on ne peut passer sa vie à chercher à tout savoir. Il y a toujours un point ou un domaine où il faut donc faire confiance quant au « vrai ».

Rhétorique

Rhétorique et émotion. Rien de nouveau en politique, hélas.

Dans la plupart des théories traitant de l’influence sociale et des stigmates, on néglige le poids de l’argumentation rhétorique dans la formation des croyances. Or, sans l’usage de la rhétorique, la cascade a du mal à être enclenchée sur une large population populaire. En effet, l’art de la dramatisation implique de biaiser la perception, et d’ouvrir au mensonge.

Biaiser la perception implique souvent de jouer sur la peur, d’où les arguments « ad odium » (par la haine, par l’odieux).

Les deux premiers groupes d’individus relais doivent par nature ou statut susciter la confiance et le respect (l’expert) et simultanément doivent disposer d’une audience prédisposée à les imiter (journaliste ou artiste), d’où les arguments d’autorité – Untel a dit que ceci, Machin lui aussi dit cela.

Bien sûr, l’intimidation ou la stigmatisation de l’autre font partie de cette technique de formation des croyances.

Elle permet d’expliquer qu’une fois la cascade enclenchée, le combat des activistes se fait pour barrer toute information publique qui pourrait renverser celle-ci dans le sens contraire à ce qu’il considère être la « vérité ».

Puis, la sourde violence

D’où une série d’attitudes et de violations des droits individuels pour la supposée « bonne cause ».

Le refus de débattre de la validité des arguments présentés au public est symptomatique de ce comportement : ne pas laisser filtrer publiquement toute information qui pourrait remettre en cause l’argument soutenu ; il est rationnel de la part des activistes d’agir ainsi pour lutter contre la fragilité de leurs cascades.

Ils veillent à accorder de l’importance à leurs experts, pour qu’ils parlent d’une même voix, ou qu’ils affichent publiquement la même croyance. Il faut empêcher certains experts d’afficher publiquement une croyance opposée à celle qu’on veut promouvoir.

Enfin, on devine aussi que la réussite d’une cascade est aléatoire. Heureusement. Elle peut résulter d’actes non intentionnels et elle peut être même non voulue par les initiateurs qui seront eux-mêmes surpris par les conséquences de leurs actions.

Désormais, on perçoit mieux comment une minorité intellectuelle d’activistes a pu s’emparer du pouvoir en formant les croyances des jeunes générations.

Il a suffi de contrôler les info-structures de la recherche et de l’enseignement, tout comme celles des médias et la culture. Hélas, cela a été d’autant plus aisé qu’il s’agit très souvent de monopoles publics.

 

Bertrand Lemennicier
Professeur à l’Université de Paris 2